Une journée d’étude consacrée à la lutte contre la fraude et le dumping social dans le transport a été organisée par la CGSLB. Plusieurs acteurs du secteur ont expliqué leur rôle dans ce combat qui nécessite une étroite coopération entre plusieurs services, tant au niveau national qu’international.
Ce vaste espace de libre échange des personnes, des biens et des capitaux qu’est l’Union européenne pose des défis en termes de détachement, de fraude sociale et de dumping social, en particulier depuis son élargissement. Afin de lutter contre les dérives, plusieurs services et organisations doivent coopérer, car les problèmes sont parfois liés à la fois au travail, à l’immigration, au trafic d’êtres humains, aux impôts, à la concurrence déloyale, etc.
Le vendredi 29 septembre, une quarantaine de travailleurs du secteur du transport, qu’ils soient chauffeurs ou employés administratifs, ont participé à une journée d’étude organisée
par le service secteurs de la CGSLB. Plusieurs représentants de services et d’organisations sont venus présenter comment, à leur échelle, ils participent à la lutte contre le dumping social et les différentes fraudes dans le secteur du transport. À noter que le dumping social touche d’autres secteurs, notamment la construction, l’agriculture,….
ELA, une initiative européenne
ELA, ou « European Labour Authority », est une création récente de la Commission européenne puisqu’elle a vu le jour en 2019. Cette organisation qui emploie environ 140 personnes, parmi lesquels 27 officiers de liaison représentant chacun un pays de l’UE, veille à ce que les différents textes législatifs en matière de mobilité des travailleurs et de sécurité sociale soient plus clairs et plus accessibles.
En effet, dans des dossiers qui concernent plusieurs pays, il est nécessaire pour les inspecteurs du travail d’avoir accès aux informations dont ils ont besoin dans leur propre langue,
et donc de s’adresser aux bonnes personnes dans le pays concerné. ELA vient répondre à ce besoin en fournissant des traductions fiables. Elle favorise la coopération et l’échange d’informations entre les inspecteurs en organisant des ateliers et des formations pour ceux-ci. Elle met à disposition son outil informatique IMI pour échanger ces informations de manière sécurisée et servir de bibliothèque multilingue.
ELA possède elle-même un volet « inspections » et mène régulièrement des contrôles en coopération avec les douanes et la police locales. Elle s’assure alors que les travailleurs contrôlés respectent les règles du libre-échange, du détachement, de la sécurité sociale, etc. L’année dernière, via ses multiples semaines d’actions, elle a contrôlé plus de 700 véhicules : presque 50% d’entre eux étaient en infraction. Quand un dossier qui nécessite la coopération de plusieurs États membres patine, c’est-à-dire que toutes les solutions nationales ont été utilisées, les partenaires sociaux veulent faire appel à ELA pour mener l’enquête.
Enfin, ELA fait usage de son volet « communication » en menant des campagnes de sensibilisation et d’information. En 2022, son action était justement tournée vers le transport routier. En 2023, elle met l’accent sur le secteur de la construction, mais toujours en gardant un oeil attentif sur le transport. Elle propose notamment des informations sur les normes européennes en termes de droit de repos à destination des chauffeurs, et ce en 35 langues. Il est en effet important que les travailleurs du transport, peu importe leur pays d’origine et leur langue, soient conscients de leurs droits afin de pouvoir réclamer ce qui leur est dû. Il arrive encore trop souvent que ces travailleurs, parfois originaires de pays hors-UE, soient exploités ou commettent des infractions sans le savoir ou sans avoir le choix. Pour lutter contre le dumping social, il faut certes un outil d’inspection efficace, mais aussi que les travailleurs soient bien au courant eux-mêmes de la législation.
SIRS, le coordinateur belge
Le SIRS (Service d’Information et de Recherche Sociale) agit à peu près à la manière d’ELA, mais au niveau belge. Il coordonne les différents services d’inspection (ONSS, ONEM,
inspections du travail CLS et CBE, INASTI, INAMI) ainsi que d’autres services (police fédérale, de la route, locale, SPF mobilité, auditeurs du travail, juges d’instruction, agences pour l’emploi, réseau administratif d’exécution) pour lutter au mieux contre la fraude sociale. Le SIRS ne mène pas lui-même des contrôles (contrairement à ELA), mais sert d’huile pour cette machine complexe. Il agit au niveau politique pour mettre en place des stratégies concrètes, soumises plusieurs fois par an au gouvernement.
La coopération se fait par le biais de cellules d’arrondissement, en réalité organisées par provinces, pour agir à la suite de plaintes, mener une campagne, etc. Dans son plan d’action
de lutte contre la fraude sociale 2023-2024, le SIRS a formulé 7 objectifs stratégiques : réduire la fraude sociale et le dumping social, garantir une concurrence loyale pour assurer la compétitivité des entreprises, créer un marché du travail inclusif qui garantit la sécurité et la santé au travail pour tous les travailleurs, renforcer les services d’inspection, simplifier l’administration et la législation, augmenter le risque d’être pris et améliorer l’efficacité des sanctions, et prévenir la fraude sociale.
Le SIRS met à dispositions sur son site des informations sur la fraude sociale, avec par exemple les documents que les chauffeurs doivent présenter lors d’un contrôle. Il est même possible d’y introduire directement une plainte, par exemple une suspicion sur quelqu’un qui travaillerait au noir, plutôt que de s’adresser au service d’inspection. Niveau communication, le SIRS mène actuellement une campagne médiatique avec ELA pour prévenir le dumping social dans les secteurs sensibles à la fraude. En tant que syndicat, la CGSLB participe activement avec le SIRS aux discussions en matière d’emplois et pour contribuer à rendre la législation plus claire.
Également présent lors de cette journée d’étude, le SPF Mobilité effectue des contrôles. Ceux-ci peuvent avoir lieu sur les routes : des agents avec des brassards mentionnant « SPF
Mobilité » peuvent ordonner à des véhicules de s’arrêter. D’autres contrôles, sur base d’une suspicion, peuvent être menés directement dans une entreprise. La direction est alors révenue de la visite.
Le mobility pack
Afin que le secteur du transport puisse croître dans un équilibre entre le social et la libre concurrence, l’UE a créé un Mobility Pack (ou pacquet Mobilité). Il s’agit d’un ensemble de règles pour garantir une bonne mise en oeuvre et une bonne application de la législation sur le transport routier, et il se divise en trois piliers :
- pilier détachement : définit les règles en matière de détachement des travailleurs, c’est-à-dire le fait d’avoir une activité dans un pays où son entreprise n’est pas résente. Dans le cas du transport routier, un point important est de se poser la question du lien entre le chauffeur et le territoire où il se trouve. Si une partie de son trajet est considéré comme un détachement, alors les règles sociales et son salaire doivent s’y adapter. Par exemple, si un chauffeur polonais roule constamment en Belgique et dans les pays voisins sans revenir régulièrement en Pologne, alors il doit être payé au salaire belge et non polonais. Il en va de même pour les chauffeurs hors-UE.
- pilier accès à la profession : c’est le pilier qui lutte contre les firmes « boites postales », qui n’existent que pour une adresse et contournent ainsi la législation. Pour éviter qu’elles ne se développent, il faut poser des règles strictes sur ce qu’est une firme de transport. Par exemple, la firme en question doit pouvoir prouver que ses camions reviennent sur site (et donc dans le pays d’origine) au maximum toutes les 8 semaines. Ce pilier a également élargi le régime des sanctions : un employeur peut être déclaré co-responsable de fraude s’il travaille en toute conscience avec une firme frauduleuse. En cas de fraude avérée, l’outil IMI, cité plus haut dans cet article, permet de contacter plus facilement un employeur à l’étranger.
- le troisième pilier porte sur les lois sociales sur le transport. Il définit par exemple les règles du tachygraphe, cet appareil qui enregistre la trajectoire, avec des indices de temps, du véhicule. Il permet de savoir si un chauffeur prend bien des pauses, ne roule pas trop vite, et rentre chez lui assez régulièrement. Les inspecteurs ont déjà vu des cas d’abus où des chauffeurs passaient plus d’un an sans pouvoir rentrer chez eux. Selon la règle, au bout de 4 semaines, le chauffeur peut exiger de rentrer chez lui, aux frais de son employeur. Pour qu’une règle soit suivie, encore faut-il que le chauffeur en ait connaissance, d’où la nécessité des campagnes de communication comme en réalise ELA.
Dans la suite de cette journée d’étude, Stijn Ackaert, inspecteur sociale auprès du SIRS, a détaillé deux termes important pour le transport international : l’emploi usuel et le détachement. Déterminer l’emploi usuel d’un chauffeur est essentiel, car cela va ensuite s’appliquer au droit social, au droit du travail, notamment au salaire de ce chauffeur. Si un chauffeur philippin a son emploi usuel en Belgique, il doit alors être payé au salaire belge, bénéficier des jours de congés prévus par la législation et de tous les avantages octroyés par la CCT de son secteur (jours de congé supplémentaires, primes, chèques-repas, etc.). Mr Ackaert a ensuite expliqué les règles du détachement. Un nouveau modèle, bien que complexe, vise à mieux définir ce qui ressort du détachement et ce qui ne l’est pas. S’il y a détachement, l’employeur est tenu de la signaler sur l’IMI, il sera alors clairement identifié et ses informations de contact apparaîtront. La déclaration doit évidemment être authentique, vérifiable (y compris par le chauffeur) au moyen d’un code QR. Les sanctions peuvent grimper jusqu’à 48.000 euros. À ce titre, c’est grâce aux syndicats, en accord avec les employeurs, que les montants des sanctions ont récemment augmenté. Un chauffeur qui s’estime lésé peut faire appel à un syndicat comme la CGSLB pour se défendre au tribunal et réclamer son juste salaire (pas seulement une sanction pour l’employeur).
Le rôle de la police
En dernière partie de journée, un membre de la police fédérale est venu mettre en lumière le travail de son institution en matière de traite des êtres humains, un fait qui est malheureusement parfois constaté dans le transport. Régulièrement, la police fait face à des cas où des chauffeurs sont forcés de dormir de longues périodes dans leur camion ou dans des entrepôts dans des conditions indignes. L’année dernière, un grand contrôle effectué sur plus de 200 camions dans un parking à Zeebrugge a permis d’ouvrir une enquête pour traite d’êtres humains. Plusieurs dizaines de chauffeurs ukrainiens et russes dormaient constamment dans leur camion, travaillaient 6 jours sur 7, sans avoir d’autre choix que de passer leur 7e jour sur le parking, ou dans leur véhicule. En matière d’hygiène, presque rien n’était prévu pour eux, des toilettes sales et trop peu nombreuses, il n'y avait pas d’accès à de l’eau potable, etc. Un contrat de travail fourni par un des chauffeurs révélait son salaire : 750 euros brut. Les contrôles ne servent pas qu’à mettre des PV, mais aussi de s’assurer à ce que ces chauffeurs soient bien payés et bien traités.
De plus en plus, les employeurs vont chercher des chauffeurs hors-Europe, beaucoup en Ukraine et en Moldavie, pour les payer au salaire le plus bas. Dans les pays européens,
les salaires augmentent, mais les différences sont encore trop élevées. Des chauffeurs bulgares, roumains ou polonais vont respectivement avoir un salaire net mensuel de 300,
400 et 750 euros, mais ne vont pas s’en rendre compte grâce aux indemnités obtenues par le fait de travailler en Belgique. Le souci, c’est qu’au moment de leur pension, ou en cas de maladie, leur indemnité sera calculée en fonction de leur salaire net. C’est aussi sur la base de celui-ci que l’employeur va payer des cotisations (les 300 à 750 euros) et pas sur le reste, ce qui va créer une concurrence déloyale par rapport aux chauffeurs belges.
Une lutte multidisciplinaire
Les différentes présentations au cours de cette journée ont démontré à quel point la lutte contre le dumping social dans le secteur du transport ne sera efficace que si elle est multidisciplinaire. Les pays d’Europe occidentale ont beaucoup d’emplois à offrir dans ce secteur, mais manquent cruellement de main d’oeuvre, et il est normal qu’ils puissent attirer
des travailleurs d’Europe de l’Est, voire de pays hors-UE. Mais ce n’est qu’en coopérant que les pays membres, et les différents services nationaux dans chacun de ceux-ci, pourront atteindre cet objectif d’une Europe qui offre une véritable concurrence loyale. Des acteurs tels qu’ELA, le SIRS, mais aussi les syndicats européens, agissent dans ce sens pour faire évoluer la législation et rendre à terme la pratique du dumping sociale impossible.