Après avoir séduit les travailleurs en les déchargeant de tâches fastidieuses, la digitalisation leur fait craindre de perdre leur emploi. Les nouveaux postes de travail seront-ils aussi nombreux et intéressants que ceux qui disparaissent ? Les travailleurs sont-ils formés pour maîtriser les nouvelles technologies ? Optimistes et pessimistes en ont débattu. La CGSLB se place du côté des premiers, sans naïveté.
La CGSLB a organisé, le 25 septembre, une journée de réflexion sur la numérisation de l’économie. Peu de monde dans la salle pour respecter les mesures de distanciation, juste quelques invités de marque et des délégués et qui, forts des expériences vécues dans leur entreprise, ont répondu à des questions et posé celles qui les tarabustent au moyen d’une application. Eh oui, même les journées d’étude syndicales succombent aux charmes des nouvelles technologies.
Notre Service d’étude a effectué une analyse minutieuse de la littérature scientifique sur la digitalisation. Afin d’avoir une vision plus claire de la situation dans le monde du travail, nous avons mené nous-même une enquête à grande échelle auprès d’un échantillon représentatif d’affiliés et de délégués de la CGSLB. Nous avons ensuite formulé des propositions politiques concrètes pour orienter la transition digitale dans la bonne direction.
Intervention syndicale
La plupart des participants sont arrivés dans la salle avec un a priori assez négatif sur l’impact de la numérisation sur l’emploi. Au fil des interventions, ils ont probablement reconsidéré leur opinion.
Comme le résumait le Président Mario Coppens, « la numérisation ne mènera pas nécessairement à des pertes massives d’emplois ni à une dégradation des conditions de travail. En tant que syndicalistes libéraux, nous sommes des optimistes, nous estimons que la digitalisation offre des opportunités à tout le monde. J’ai retenu de cette journée que le scénario idéal serait le suivant : les entreprises deviendront plus productives, les prix baissent, et plus d’emplois seront créés. Voilà pourquoi, nous sommes optimistes sans toutefois verser dans la naïveté. Les grandes entreprises vont devenir plus puissantes à un moment où de nombreux travailleurs risquent d’être mis sur la touche. C’est pourquoi il est vraiment important que tant le gouvernement que les partenaires sociaux veillent à ce que des mesures politiques adéquates soient prises.
- Investir davantage dans les formations pour que ceux dont l’emploi est menacé puissent acquérir les compétences pour évoluer avec leurs métiers, voire en changer,
- Accorder une partie équitable des gains de productivité aux travailleurs.
Voilà deux appels que nous lançons. C’est à ces conditions que la numérisation aura un impact positif sur l’économie et sur les citoyens.
Orienter les effets positifs
Dans la pratique, le cercle vertueux décrit ci-dessus ne s’enclenche pas. Non seulement la croissance de la productivité en Belgique est à un niveau historiquement bas, mais le manque de concurrence et la crise sanitaire amènent les entreprises à utiliser principalement les effets positifs de la digitalisation pour augmenter leurs marges bénéficiaires à l’avenir. Voilà pourquoi le Syndicat libéral demande notamment :
- Une augmentation structurelle des investissements publics afin de lancer la reprise économique après la crise sanitaire et de renforcer la croissance de la productivité.
- La mise en place d'un système de liaison à la numérisation dans le cadre de la loi du 26 juillet 1996 sur la compétitivité, selon lequel les travailleurs des secteurs et des entreprises à forte productivité se voient attribuer une part équitable des bénéfices sous forme d’augmentations salariales structurelles en plus de la marge salariale.
L’introduction d’une ACCIS (Assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés) et d’une taxe sur les services digitaux au niveau de l’UE doivent garantir que les entreprises (multinationales) paient l’impôt des sociétés de façon juste.
Pertes et gains d’emplois
Des recherches menées par l’OCDE et McKinsey montrent que 14 à 23 % des emplois en Belgique peuvent être automatisés à terme, et que pour 32 à 15 % des emplois, plus de la moitié des tâches peuvent être automatisées. Toutefois, de nouveaux emplois seront également crées. Selon McKinsey, 15 % des emplois en Belgique disparaîtraient d’ici 2030, mais de nouveaux emplois (16 %) seraient également crées, dont 6 % de nouveaux emplois stimulés par les nouvelles technologies. Les 10 % restants sont des emplois créés grâce aux effets d’entraînement favorables. Dans le contexte de la crise du coronavirus, c'est peut-être trop optimiste, mais il devrait être possible de pourvoir les nouveaux emplois. Il s’agit en effet souvent de profils techniques pour lesquels il y a déjà un manque.
Nicolas Van Zeebroeck : un autre optimiste
Le Service d’étude avait invité Nicolas Van Zeebroeck, professeur d’économie numérique à la Solvay Business School. Son optimisme a déteint sur notre président.
L : Les travailleurs ont peur de la digitalisation, peur de perdre leur emploi.
« Nous ne pourrons pas empêcher le monde de changer. Il faut donc investir dans la formation des travailleurs tout au long de leur vie et de leur carrière. Il faut accueillir les nouvelles technologies avec autant d’intelligence que possible et accompagner le changement. Il y a moyen de rendre le travail plus humain ».
L : Quels sont les métiers les plus menacés ?
« Le travail routinier qui contient des tâches répétitives réalisables par des machines de plus en plus performantes est plus impacté par la numérisation. Le travail sur mesure qui nécessite des capacités d’adaptation est encore hors de portée des machines pour quelque temps ».
L : Une entreprise doit-elle absolument se digitaliser pour survivre ?
« La seule solution n’est pas la fuite en avant. Elle peut aussi se positionner dans une niche de marché qui a justement besoin de qualités relationnelles, de moins de technologies mais il faut accepter que c’est un repli et que le gros du marché va évoluer vers la digitalisation. Pour se préparer à l’avenir, mieux vaut intégrer la digitalisation ».
Respect de la vie privée sur le lieu de travail
Willem Debeuckelaere, professeur invité à l’UGent et ancien président de la Commission de la vie privée a souligné à quel point la numérisation fait courir des risques au respect de la vie privée dans les relations de travail.
De nombreuses réglementations européennes et belges ont pour objet de préserver un certain respect de nos données personnelles et de notre vie privés, y compris sur les lieux de travail. S’y ajoutent les CCT 38 (concernant le recrutement et la sélection de travailleurs), 68 (concernant la surveillance par caméra sur les lieux de travail) et 81 (relative à la protection de la vie privée des travailleurs à l'égard du contrôle des données de communication électroniques en réseau).
Willem Debeuckelaere a alerté le CNT sur la nécessité d’actualiser cette dernière en raison de l’évolution des technologie et de l’apparition du RGPD. “ Le Règlement général pour la Protection des Données est un texte générique que les employeurs et les travailleurs et leurs syndicats doivent adapter au monde du travail, notamment en concluant des CCT d’entreprise ou sectorielles.” Le professeur prend pour exemple le fait que le RGPD consacre le principe qu’il y a un responsable pour le traitement des données personnelles. « En pratique j’entends que beaucoup pensent qu’il doit s’agir de l’employeur. Or, moi je dis que la protection des données personnelles est une responsabilité partagée entre l’employeur et les travailleurs qui peuvent en régler les détails précis par voie de CCT.”
Le consentement est également un élément essentiel en matière de RGPD. « Dans les faits, je constate une tendance à imposer ce consentement individuel dans les contrats de travail. Le consentement aurait bien plus de valeur s’il était collectif, négocié par les syndicats”, ajoute Willem Debeuckelaere.
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Lisez notre dossier La digitalisation de l'économie et du travail